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Ce blog contient les articles publiés par Akram Belkaïd dans SlateAfrique.

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Tempête raciale sur le football français

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30 avril 2011

La rumeur de quotas ethniques au sein de l'équipe de France déchaîne les passions, dans un contexte français délétère marqué par la montée en puissance du Front national et des débats récurrents sur l’échec de l’intégration des populations d’origine africaine.

L'équipe de France de football, le 3 septembre 2010. REUTERS/Charles Platiau
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L’affaire n’étonnera aucun de ceux qui suivent le football français —avec un œil particulièrement attentif à l’évolution des joueurs d’origine maghrébine ou subsaharienne. Jeudi 28 avril 2011, le site Mediapart (payant) a jeté un pavé dans la mare en affirmant que la Fédération française de football (FFF) entendait mettre en place des quotas ethniques pour réduire le nombre de noirs et de maghrébins dans ses équipes. Des instructions discrètes auraient été données pour que cette ségrégation qui ne dit pas son nom intervienne en amont, dans les centres de formation qui recrutent de jeunes adolescents.
«Oui, il faut des espèces de quotas, mais il ne faut pas que cela soit dit», aurait ainsi affirmé François Blaquart, fraîchement nommé à la tête de la direction technique nationale (DTN), lors d’une réunion avec d’autres membres de la DTN. Encore plus grave, Laurent Blanc, le sélectionneur de l’équipe de France, aurait été très en pointe sur le dossier, suggérant que les critères de sélection soient d’ores et déjà modifiés pour les 12-13 ans, en prenant en compte «la culture et l’histoire» française et en donnant l’exemple de l’Espagne, championne du monde en 2010 et d’Europe en 2008.
«Les Espagnols, ils disent: "Nous, on n’a pas de problèmes. Des blacks, on n’en a pas"», aurait même précisé celui qui fut l’un des piliers de la fameuse équipe «black-blanc-beur», championne du monde en 1998.

Un climat délétère

Précisons d’abord que Laurent Blanc a catégoriquement démenti les propos qu’on lui attribue tandis que Chantal Jouanno, ministre française des Sports, a décidé de mettre à disposition de la FFF «une mission de l'inspection générale de la jeunesse et des sports afin de l'aider à faire toute la lumière» sur cette affaire. De même, plusieurs voix se sont élevées au sein de la FFF pour dénoncer les écrits de Mediapart. Il n’empêche. Le scandale est là et les passions se déchaînent déjà, dans un contexte français délétère marqué par la montée en puissance du Front national et des débats récurrents sur l’échec de l’intégration des populations d’origine africaine.
Interrogé par le quotidien français L’Equipe, Lilian Thuram, ancien international et coéquipier de Laurent Blanc, s’est dit quant à lui «abasourdi» par ces révélations. «C’est tout un monde qui s’écroule», a-t-il ajouté avant de faire part de son intention de s’entretenir au plus tôt avec les journalistes de Mediapart et les dirigeants de la FFF.
Relevons au passage que ces révélations —si elles se confirment— font écho à de nombreux propos plus ou moins récents sur l’omniprésence de joueurs noirs en équipe de France. On se souvient de Jean-Marie Le Pen affirmant durant le championnat d’Europe des nations en 1996 qu’il était «artificiel que l'on fasse venir des joueurs de l'étranger en les baptisant équipe de France».
De son côté, feu Georges Frêche, alors président de la région Languedoc-Roussillon, avait provoqué en novembre 2006 une polémique nationale en déclarant qu’il y avait «trop de "blacks" dans l’équipe de France». Rappelons aussi les propos ironiques du philosophe Alain Finkelkraut, lors d’un entretien accordé en novembre 2005 au quotidien israélien Haaretz, sur une équipe de France «black-black-black» qui ferait de l’Hexagone «la risée de l’Europe»
Il faut dire que ces idées sont loin d’être minoritaires. Depuis plusieurs années, l’idée que la France du football fait fausse route en privilégiant le recrutement de jeunes des cités —en l’occurrence des noirs et des arabes— s’est répandue dans les tribunes et les zincs. La déroute des Bleus lors du Mondial de football en Afrique du Sud l’été dernier a renforcé ce sentiment, notamment après la grève de l’entraînement des joueurs le 20 juin 2010. Souvenons-nous des propos d’alors. «Caïds de banlieues»«enfants immatures»«voyous millionnaires»
A ce jour, la fameuse «grève de Knysna» est utilisée par certains, qu’il s’agisse d’hommes politiques, d’intellectuels ou même de journalistes, pour démontrer le manque de loyauté des joueurs de l’équipe de France issus des quartiers, qu’ils soient noirs, arabes ou, tout simplement, Français de souche mais convertis à l’islam.

La politique des centres de formation en question

Il donc est évident que le football français cristallise les tensions raciales —appelons un chat un chat— qui minent de plus en plus la société française. Mais, sans relativiser la gravité du sujet, il faut tout de même analyser quelques éléments à l’origine de la polémique née de l’article de Mediapart. Le premier concerne le modèle qui façonne les politiques de recrutement des centres de formation du football français. Longtemps loué et envié par ses pairs européens, notamment après 1998, ce dernier semble désormais être otage de ses contradictions. Ce n’est faire insulte à personne que de dire que le recrutement concerne beaucoup les enfants des cités, et donc des noirs et des arabes. Mais comme l’explique le sociologue Stéphane Beaud, la grille de lecture ne doit pas être raciale.
«Les milieux populaires ont toujours été l’un des principaux vivier du football français. Il n’y a donc pas de surprise à ce que les enfants des cités soient les plus concernés par le recrutement des centres de formation.»
Auteur d’un ouvrage très complet sur la sociologie du football français (Traîtres à la nation? Un autre regard sur la grève des Bleus, en collaboration avec Philippe Guimard, La Découverte, mars 2011) cet expert fait partie de ceux qui invitent à une lecture sociale des événements de Knysna mais aussi des rapports de force —et de classe— qui peuvent exister au sein de la grande famille du football français.
De nombreux centres de formation estiment que leur intérêt est de recruter des joueurs aptes à être «vendus» à des grands clubs. Cela signifie qu’il leur faut tenir compte de la demande hexagonale mais aussi internationale. Et dans ce registre, la réputation française est que son système de formation produit des joueurs costauds —des défenseurs, des milieux de terrains ou des attaquants— rugueux et athlétiques.
L’omniprésence de jeunes joueurs d’origine subsaharienne ou antillaise dans les centres de formation n’est donc pas le fruit du hasard. Elle relève de la volonté du football français de «produire» un certain type de joueur capable d’attirer l’attention des recruteurs européens. Et tous les amoureux du ballon rond l’admettront: à quelques exceptions près, un gabarit semblable à celui de Giresse —ou même de Platini ou de Bravo— aurait du mal aujourd’hui à trouver une place en centre de formation.
Il reste donc à savoir si c’est cette problématique «technique» que la FFF et Laurent Blanc ont abordé; celle de la nécessaire diversification du recrutement —dont l’une des conséquences serait effectivement de réduire le nombre de joueurs d’origine africaine— ou s’il s’agit de considérations uniquement raciales.

Un problème relationnel

Le second élément concerne la difficulté qu’éprouvent les éducateurs et les entraîneurs face aux jeunes issus des cités, dont les codes de conduite désarçonnent. On se souvient que Raymond Domenech avait exclu trois joueurs d’origine maghrébine de sa sélection pour l’Afrique du Sud. Benzema, Nasri et Ben Arfa, trois grands joueurs de talent, n’avaient pas été retenus et l’affaire avait enflammé la blogosphère —de nombreux internautes jugeant que cette non-sélection était un acte purement raciste. Une explication que ne retient pas Stéphane Beaud.
«On peut dire beaucoup de choses de Raymond Domenech, mais pas qu’il est raciste, explique-t-il à SlateAfrique. Je pense qu’il n’a pas sélectionné ces trois joueurs parce qu’il ne voulait pas de fortes têtes, de joueurs qui lui tiennent tête et qu’il aurait eu du mal à manœuvrer.»
Un chapitre de l’ouvrage du sociologue consacré à l’évolution des enfants d’immigrés dans le football français permet de réaliser pourquoi nombre d’entraîneurs français —et Laurent Blanc ne doit pas échapper à la règle— ont du mal à comprendre et à gérer les dernières générations des enfants issus des cités. Dès lors, la tentation du «quota», qu’elle soit assumée ou non, consciente ou non, s’explique aussi par une volonté de renouer avec un ordre ancien. Celui où le footballeur issu des milieux populaires portait en lui des valeurs rassurantes: humilité, respect des aînés, politesse, dévouement au club, volonté de ne vivre que pour et par le football…
Des valeurs, explique Stéphane Beaud que l’on retrouvait dans la fameuse équipe de 1998 qui, selon lui, ne méritait pas son label de «black-blanc-beur».
«Force est de constater que ce slogan rassembleur repris sans cesse depuis 1998 était largement trompeur car il occultait deux faits majeurs: d’une part, la faible part des enfants d’immigrés —au sens sociologique du terme— dans cette équipe; d’autre part, la surreprésentation des enfants des classes populaires (au sens large du terme)», relève-t-il.
Et de montrer ensuite qu’à «travers l’équipe des Bleus de 1998, c’est en quelque sorte la France ouvrière et rurale des Trente Glorieuses qui vit ses derniers feux en donnant à l’équipe nationale ses plus beaux produits». A l’inverse, l’équipe de 2010, celle de la grève de Knysna et des insultes d’Anelka à l’encontre de Domenech, était quant à elle traversée par une «fracture sociale invisible». D’un côté, des joueurs issus de milieux plus ou moins favorisés —ou du moins appartenant à la partie supérieure des classes populaires— et, de l’autre, des enfants de cités.
«La comparaison des deux équipes de France 1998 et 2010 indique clairement que la force de l’équipe championne du monde tenait aussi à la relative homogénéité de son recrutement social (des enfants issus des petites classes moyennes et des classes populaires) alors que celle du Mondial en Afrique du Sud apparaît beaucoup plus clivée socialement», précise le sociologue.

La question des joueurs binationaux

L’article de Mediapart met en exergue un troisième élément qui agite de manière récurrente le football français. Il s’agit des jeunes joueurs qui, formés dans des centres français, finissent par opter pour d’autres équipes nationales. Philippe Tournon, chef de presse de l’équipe de France et porte-parole du sélectionneur, s’en est expliqué dans les colonnes de L’Equipe.
«La seule chose que Laurent Blanc ait évoqué, c’est le problème de la formation, s’insurge-t-il. On se retrouve à former des jeunes qui ensuite vont jouer pour des sélections étrangères; c’est un problème, mais résumer cela à: "à la Fédération, on pense qu’il y a trop de noirs ou trop d’arabes", c’est n’importe quoi.»
Là aussi, on le voit, l’espace entre volonté rationnelle de défendre les intérêts de l’équipe de France et motivations ségrégationnistes est très mince. On peut aisément comprendre la colère du sélectionneur qui apprend que tel ou tel joueur —qui a souvent joué pour les espoirs français ou les moins de seize ans— a finalement décidé d’opter pour l’Algérie, la Tunisie, le Maroc, le Sénégal ou la Côte d’Ivoire, pour ne citer que ces pays.
Le raisonnement de Laurent Blanc peut paraître simpliste, mais les motivations qui le sous-tendent sont facilement compréhensibles. Si on réduit le nombre de binationaux (des noirs et des arabes pour ce qui concerne le football) dans les centres de formation, on réduit mécaniquement les risques de fuite de ces talents. Sauf que l’affaire est plus compliquée que cela. Et, là aussi, la lecture du livre de Stéphane Beaud s’avère précieuse.
Dans un chapitre qui traite justement du retour des joueurs binationaux vers les équipes des pays d’origine, le sociologue montre que les raisons d’un tel mouvement sont multiples. Et, parmi elles, le sentiment d’attachement au pays du père ou du grand-père n’est peut-être pas le plus important.
Ainsi, si l’on prend le cas de l’équipe nationale algérienne —composée dans sa presque totalité d’enfants d’immigrés— la motivation est souvent liée au fait que le football français n’a pas donné leur chance à ces joueurs, ou que ces derniers s’estimaient négligés voire discriminés malgré leur talent. En somme, dans plusieurs cas, les centres français forment des joueurs d’origine maghrébine ou africaine qui ont par la suite du mal à s’imposer dans les grands clubs et en équipe de France, et cela pas uniquement pour des raisons sportives. N’est pas Zidane ou Nasri qui veut, et, dès lors, jouer pour l’équipe nationale du pays d’origine prend l’allure d’une compensation, mais aussi d’une revanche.
Mais en mettant cette question sur la table, Laurent Blanc a pris un risque. Dans la mesure où tous les joueurs formés dans les centres de formation de l’Hexagone ne seront pas sélectionnés en équipe de France, quel problème y a-t-il à voir certains d’entre eux aller offrir leurs services ailleurs? Cela contribue à renforcer les liens entre la France et le pays d’origine.
A titre d’exemple, les binationaux franco-algériens font bien plus pour le rapprochement entre la France et l’Algérie que les hommes politiques des deux pays. De plus, ce mouvement, qui profite parfois à la France comme l’a montré le cas Trezeguet (qui aurait très bien pu jouer pour l’équipe d’Argentine) peut aussi être considéré, écrit Stéphane Beaud, comme «une sorte de transfert intergénérationnel de compétences footballistiques (sur le modèle des transferts de technologie) au profit des pays du Sud qui ont alimenté en main-d’œuvre peu qualifiée» ceux du Nord. Et de citer les propos tenus par l’ancien sélectionneur algérien Rabah Saâdane dans L’Equipe magazine du 17 octobre 2009:
«Nous profitons d’enfants issus de l’immigration algérienne, produits de la formation française qui n’ont pas franchi le cap vers l’équipe de France. C’est un retour des choses assez amusant, vu que la France a profité de nos compatriotes partis travailler dans les usines et les chantiers dans les années 1950, 1960 et 1970.»
Une chose est sûre, cependant. Avec cette polémique, les feuilles de match du sélectionneur Laurent Blanc vont être scrutées à la loupe et les centres de formation vont devoir s’expliquer sur leurs critères de recrutement. Refuser la candidature d’un jeune adolescent d’origine maghrébine ou subsaharienne va devenir suspect, et c’est même la capacité intégratrice du football qui sera questionnée. Et de cela, il y a quelques risques que le football français ne sorte pas grandi, alors qu’il peine encore à retrouver son niveau des années 2000.

Akram Belkaïd
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Immigration: le grand mensonge européen

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02 mai 2011

L'Union européenne est en panne. Réponses inappropriées, erreurs diplomatiques, valeurs perdues... Face au flux d'immigration arabe, l'Europe s'entête et s'enlise.

Des activistes portant des masques de dirigeants européens à Bruxelles. REUTERS/Thierry Roge
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Mise à jour du 28 juin: Le sommet des chefs d'Etat et de gouvernment de l'Union européenne du 24 juin à Bruxelles a pris de nouvelles mesures très restrictives en matière d'immigration réclamées par la France: possibilité de rétablir les frontières nationales au sein de l'espace Schengen et sélection pour l'asile.
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Fermer les frontières européennes… Yaka, fokon… Quel leurre!
Il y a une règle, certes non écrite, que les dirigeants européens, Nicolas Sarkozy en tête, font mine d’oublier quand ils envahissent la scène avec leurs gesticulations martiales contre l’immigration clandestine. Elle est simple et il faut l’avoir constamment en tête: rien ni personne ne peut arrêter un être humain qui a décidé de quitter sa terre pour un ailleurs qu’il juge meilleur.
Cette règle a façonné l’humanité même après que cette dernière eut décidé de se sédentariser. Le grand mensonge actuel est de faire croire aux Européens, dont une majorité se rend bien compte que le monde change et que la globalisation affecte leur quotidien, qu’ils pourront vivre dans un continent forteresse, totalement étanche, sans miséreux venus du sud ou de l’est.
Dans cette affaire, on se rend bien compte que deux temporalités s’opposent. Un temps court, celui de la politique, des sondages, de l’urgence électorale. Un temps long, celui de l’évolution des peuples, de leur métissage, des mouvements de populations. Les politiques européens savent bien que le flux de migrants qui arrivent à Lampedusa ou ailleurs ne va pas se tarir. Il peut s’interrompre quelque temps mais, comme le dit un proverbe arabe, l’eau contourne toujours le rocher.
Sarkozy, Berlusconi et même Marine Le Pen savent que le Nord continuera d’être la terre promisede dizaines de milliers d’Africains ou d’Asiatiques qui ne recherchent qu’une seule chose: la possibilité de mieux vivre ou, tout simplement, la possibilité de vivre.

Les Tunisiens ne fuient pas leur pays

Bien entendu, les bouleversements en cours dans le monde arabe vont peut-être changer les choses mais, là aussi, il faut s’inscrire dans une perspective longue. Prenons le cas de la Tunisie. La grande question que l’on entend ici et là est de savoir pourquoi les Tunisiens sont aussi nombreux à quitter leur pays alors même que le tyran Ben Ali est parti. Pourquoi ne restent-ils pas pour bâtir la démocratie dans le pays?
La réponse est des plus simples. Celles et ceux qui pensent pouvoir jouer un rôle sont restés. Il suffit d’être à Tunis et d’observer le bouillonnement démocratique pour le comprendre. C’est bel et bien une société libérée qui s’active et s’investit. Ce n’est pas à Orly ou à Roissy que l’on voit débarquer des cohortes de Tunisiens. Pour l’heure, intellectuels, hommes d’affaires, membres des classes moyennes, petits commerçants ou fonctionnaires gardent espoir.

Les fruits tardifs de la transition démocratique tunisienne

A l’inverse, ceux qui partent sont ceux qui estiment que le temps joue contre eux (mettons de côté ceux qui ont intérêt à fuir le pays en raison de leurs agissements passés). Ces migrants dont le ministre de l'Intérieur français, Claude Guéant, ne veut pas préfèrent échanger le peu qu’ils ont contre l’aventure. Ils ne peuvent attendre les lendemains qui chantent car la chute de Ben Ali n’a rien changé à leur situation. Ils étaient chômeurs hier, ils le restent aujourd’hui. Pour eux, la fuite du dictateur a été une bénédiction, un désordre bienvenu qui leur a permis d’embarquer sur une barque à destination de l’île de Lampedusa.
Leur urgence, c’est de s’inventer une vie, même à minima. C’est de pouvoir travailler, gagner de l’argent, économiser et, peut-être, rentrer un jour au pays.
Il est aussi saisissant de noter que les dirigeants européens ne parlent même plus de codéveloppement et de nécessité de fixer les populations du Sud en aidant à la croissance économique de leurs pays. La question que l’on peut se poser est de savoir si quelqu’un croit vraiment à ce discours ou s’il n’a été utilisé que pour se donner bonne conscience. A ce sujet, le cas tunisien parle de lui-même. Comment peut-on rester de marbre lorsqu’on entend José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, expliquer à ses interlocuteurs tunisiens que l’aide financière européenne passe d’abord par la lutte contre l’immigration clandestine?

Une Union européenne en panne

Voilà un pays qui peine à retrouver sa stabilité, où l’insécurité est partout, où des hommes en armes sont signalés aux quatre coins du territoire, où l’appareil économique est à l’arrêt, où les personnalités politiques qui émergent à la faveur de la transition démocratique sont parfois menacées et doivent être protégées, où une bonne partie des policiers et autres gardes-frontières restent chez eux, où les commissariats sont vides quand ils n’ont pas été brûlés, où plus de cent mille réfugiés sont arrivés de Libye, et l’ineffable Barroso, qui restera comme le symbole d’une Union européenne en panne et sans projet, n’a que l’immigration en tête. Quelle misère…
Quand le mur de Berlin est tombé, l’Europe de l’Ouest à signifié aux Allemands mais aussi aux Hongrois, aux Polonais et aux Roumains qu’ils pouvaient compter sur elle. Rien de tel pour la Tunisie ou pour l’Egypte, des voisins de palier à l’heure d’internet et de la mondialisation. Il s’agit d’une période exceptionnelle qui peut déboucher sur le meilleur comme le pire. En comptant leurs sous, en s’effrayant parce que quelques dizaines de milliers de migrants sont parvenus à mettre pied sur son sol (à considérer que Lampedusa fasse vraiment partie de l’Europe, mais ceci est une autre histoire…), l’Europe joue une très mauvaise partition. N’en déplaise aux laïcistes forcenés et aux bouffeurs de curés, l’histoire retiendra que c’est du Vatican qu’est venu un appel sans ambigüité à la générosité à l’égard de migrants d’Afrique du nord.

Les migrants, héros de notre époque

Terminons par une autre observation. Les migrants clandestins sont les héros de notre époque. A l’heure où tout le monde réclame son moment de célébrité, le périple qu’ils ont accompli devrait tout d’abord forcer l’admiration.
Mais qui leur rend hommage? Qui reconnaît qu’il leur a fallu un grand courage pour traverser le désert (cas des Subsahariens mais aussi des Marocains et des Algériens partis en Libye) et embarquer sur une coque de noix. Oui, de véritables héros que l’on ne prend même pas la peine de célébrer à l’heure où les niaiseries de la téléréalité abreuvent des générations entières de jeunes Européens et Européennes. La télévision et les médias nous rebattent les oreilles à propos de tel ou tel aventurier sponsorisé qui a traversé l’Atlantique dans un bateau dont le coût équivaut à un hôpital. Il serait juste, et bien plus honorable, de rendre hommage aux migrants, à ces hommes et femmes prêts à mourir engloutis par le Sahara ou la Méditerranée pour changer de vie.
Akram Belkaïd
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Conflit libyen: l'Algérie n'a pas encore choisi son camp

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20 avril 2011

Le président Abdelaziz Bouteflika s'est exprimé officiellement sur la crise en Libye. Mais les observateurs s'interrogent toujours sur l'ambiguïté de la position algérienne.

Mouammar Kadhafi s'amuse avec la Ligue arabe lors d'un sommet à Alger. REUTERS/Zohra Bensemra
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Mais quelle est donc la position algérienne vis-à-vis de la crise libyenne? C’est la question que se posent nombre de capitales arabes et de chancelleries occidentales sans oublier les chaînes satellitaires, Al-Jazeera en tête. Le moins que l’on puisse dire c’est que l’attitude du pouvoir algérien demeure pour le moins ambiguë.
Officiellement, et comme l’a implicitement rappelé le président Abdelaziz Bouteflika lors de son dernier discoursdu vendredi 15 avril 2011, l’Algérie défend le «principe de non-ingérence». En clair, ce pays ne se mêle pas des affaires des autres (et ces derniers n’ont donc pas à se mêler des siennes...).
Dans une tentative de clarification, Mourad Medelci, le ministre algérien des Affaires étrangères, a rappelé de son côté que son pays appelle au «dialogue entre les deux parties» et à la cessation des combats. C’est ce qui explique pourquoi Alger garde ses distances avec le groupe international de contact sur la Libye (lequel souhaite plus ou moins ouvertement la chute de Kadhafi) et soutient, dans le même temps, l’initiative de paix de l’Union africaine qui cherche à convaincre les belligérants d’accepter un cessez-le-feu immédiat et l’ouverture de négociations.

Comment soutenir ce voisin encombrant?

Mais cette posture intrigue car, aussi neutre soit-il, le gouvernement algérien a refusé de jouer le rôle de médiateur entre les deux parties et s'est même positionné diplomatiquement contre l’intervention de l’Otan qu’il juge disproportionnée et hors du périmètre de la résolution de 1973 votée par les Nations unies. De plus, les relations entre Alger et les représentants des rebelles sont exécrables et plusieurs responsables algériens n’ont pas caché leur hostilité vis-à-vis de ceux qu’ils considèrent comme des fauteurs de trouble.
A ce sujet, la palme revient à Abdelaziz Belkhadem, le Secrétaire général du Front de libération nationale (FLN). Soutien du régime et candidat potentiel à la succession de Bouteflika, ce conservateur a fustigé les opposants libyens «qui ont fait appel à l’Otan pour massacrer leurs frères». Et de rappeler que les Algériens, eux, avaient «combattu l’Otan», allusion au fait que la France faisait partie de l’Alliance atlantique à l’époque de la guerre d’indépendance (1954-1962). S’il faut relever au passage que l’Algérie est désormais un partenaire de l’Otan, il est indéniable que nombre d’Algériens voient d’un mauvais œil des troupes étrangères, notamment françaises, intervenir à leur frontière.
«Quand l’armée française rode dans le Sahel ou dans le ciel libyen, ça ne peut que nous rendre nerveux. Il ne faudrait pas que cela donne des idées à certains nostalgiques de la période coloniale», confie à ce sujet un éditorialiste.
Le plus étonnant dans l’affaire, c’est que l’on aurait pu penser que le régime algérien se serait frotté les mains à la perspective de la chute de Mouammar Kadhafi. Ce n’est un secret pour personne que les relations entre Alger et Tripoli ont été des plus tendues depuis le début des années 1990. Le «Guide» a ainsi souvent été accusé de fermer l’œil quand des armes transitaient via le désert libyen à destination des maquis islamistes. A plusieurs reprises, les Algériens se sont emportés contre lui en raison de ses activités déstabilisatrices en Afrique noire et dans le Sahel mais aussi pour son refus d’accepter un bornage définitif des frontières entre les deux pays (Kadhafi a régulièrement revendiqué la souveraineté libyenne sur plusieurs villes du Sud-Est algérien).
D’autres griefs majeurs ont envenimé les relations entre les deux capitales, parmi lesquels le sort de centaines de migrants clandestins algériens détenus sans procès dans les geôles libyennes et le partage des gisements souterrain d’eau potable, que la Libye exploite de manière unilatérale par le biais du fameux fleuve artificiel mis en chantier à la fin des années 1980 (Great Manmade River).

La peur de la contagion

Interrogé par SlateAfrique, un diplomate algérien de haut rang qui a requis l’anonymat estime qu’il n’y a rien de surprenant dans la position de son pays. «L’Algérie n’a pas intérêt à favoriser la chute de tel ou tel régime voisin même si nos rapports sont compliqués avec lui. Ce serait un fâcheux précédent», juge-t-il en précisant que la Libye est aussi «un partenaire essentiel de l’Algérie dans le soutien accordé à la cause sahraouie». Il est vrai que le Front Polisario, qui réclame l’indépendance de l’ex-Sahara espagnol, a toujours bénéficié d’un soutien régulier de Mouammar Kadhafi, y compris sur le plan matériel. Et Alger sait que rien ne dit qu’un nouveau régime libyen maintiendra cette position surtout s’il est pro-occidental.
Dans le même temps, il est évident que le pouvoir algérien sait que la chute de Kadhafi aura un impact important auprès des Algériens, fussent-ils opposés à l’intervention de l’Otan. Après les révolutions tunisienne et égyptienne, un tel événement pousserait ces derniers à exiger un changement de régime même s’ils demeurent très prudents pour le moment en comparaison de la fièvre qui s’est emparée d’autres peuples arabes.
Alger avance deux arguments majeurs pour expliquer son attentisme. Il y a d’abord la crainte du chaos durable dans la région, à l’image de ce qui s’est passé en Somalie. «Un enlisement serait un scénario catastrophe. Cela déstabilisera toute la Méditerranée occidentale», prédit le diplomate algérien. Ensuite, le pouvoir algérien ne cesse de clamer qu’al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) profite de la situation et de la déliquescence du pouvoir libyen. L’organisation islamiste aurait récupéré des armes, dont des missiles sol-air, lesquels auraient d’ores et déjà été transférés dans ses bases au nord du Mali. Alger en veut pour preuve le pillage de nombreuses casernes dans la région de Benghazi mais aussi les déclarations de l’amiral américain, James Stavridis, commandant suprême des forces de l’Otan en Europe, selon lequel il existerait bel et bien «une présence d’Aqmi auprès des rebelles» même si son rôle «n’est pas significatif».
Inquiètes, les autorités algériennes ont renforcé leur présence militaire le long de la frontière libyenne mais elles craignent les infiltrations. Les récentes embuscades mortelles en Kabylie vont certainement renforcer l’argumentaire des diplomates algériens qui ont réussi à convaincre une partie des pays occidentaux engagés dans l’action militaire contre Kadhafi de ne pas livrer des armes lourdes aux rebelles.

Règlements de compte sur la scène libyenne

Du coup, son lobbying contre les livraisons d’armes et, de façon générale, son attentisme, vaut à l’Algérie l’hostilité ouverte des rebelles. Ces derniers ne cessent de dénoncer sa passivité voire son implication militaire dans le conflit. A plusieurs reprises, Chamsiddine Abdoulmolah, l’un des porte-parole des insurgés, a accusé Alger d’envoyer des mercenaires combattre aux côtés des pro-Kadhafi. Le dimanche 10 avril 2011, il a même déclaré que son camp en avait tué 3 et capturé 15 à Ajdabiya. Une information immédiatement relayée par Al-Jazeera et une bonne partie de la blogosphère arabe.
Il faut rappeler que, depuis le début de la crise libyenne, les accusations fusent de toute part pour accuser le pouvoir algérien de soutenir militairement Kadhafi. De quoi altérer le prestige de l’Algérie dans le monde arabe et mettre en rage ses dirigeants qui se défendent de toute immixtion dans les affaires libyennes. Le 12 avril 2011, un communiqué officiel du ministère algérien des Affaires étrangères a d’ailleurs condamné «avec force le prétendu parrainage d’activités de mercenariat en Libye».
Dans l’habituelle phraséologie qui caractérise le discours officiel algérien, le document relève que«cet acharnement irresponsable à vouloir impliquer à tout prix les autorités algériennes» interpelle ces dernières «sur les desseins et les motivations de ceux qui sont derrière cette conspiration contre un pays dont le tort est de refuser de s’immiscer dans les affaires intérieures libyennes».
En outre, les autorités algériennes évoquent une conspiration et exigent que la rébellion libyenne fournisse des preuves de ce qu’elle avance, et rappellent qu’il est interdit à tout Algérien departiciper à un conflit à l’étranger. Une disposition destinée à l’origine à poursuivre ceux qui allaient s’enrôler dans les maquis afghans ou en Irak.
Interrogé par le quotidien arabophone El-Khabar, le politologue Hasni Abidi, fin connaisseur de la Libye, estime que les rebelles font une erreur tactique en mettant ouvertement en cause l’Algérie. Tout en rappelant que la diplomatie algérienne «a réagi avec retard dans la crise libyenne», il relève que le camp anti-Kadhafi «doit veiller à ne pas se laisser instrumentaliser par des puissances qui ont un compte à régler avec l’Algérie». Un propos qui met en lumière les hésitations de la rébellion libyenne et son manque d’expérience diplomatique. Forte du soutien de la France et de la Grande-Bretagne, cette dernière pense pouvoir triompher sans l’appui, même a minima, de ses voisins. Dans le cas de l’Algérie, cela pourrait lui valoir de nombreuses déconvenues.

Akram Belkaïd
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Rififi autour du diamant zimbabwéen

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24 avril 2011

L'exploitation des gisements de diamants au Zimbabwe soulève la controverse entre certains pays africains et des diamantaires internationaux.

Diamond paperweight 8-24-09 3 by stevendepolo via Flickr CC
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D’Anvers à New York en passant par Tel Aviv ou Dubaï, l’affaire provoque spéculations et zizanie dans le monde très cossu et discret des diamantaires. La polémique concerne les diamants extraits du sous-sol zimbabwéen. Leur commercialisation est normalement interdite depuis 2008 mais plusieurs Etats africains, dont l’Afrique du Sud, en réclament désormais le retour sur le marché. Pour mémoire, c’est le Processus de Kimberley, un système de certification des pierres précieuses dont l’objectif est de lutter contre les«diamants du sang», qui a placé la production du pays deMugabe sous embargo.
Une décision prise après que des organisations de défense des droits de la personne humaine eurent dénoncé les exactions commises par l’armée zimbabwéenne autour des gisements de Marange dans l’Est du pays. En 2008, cette dernière investissait la zone de production pour en déloger les mineurs par la force et les remplacer par des civils contraints d’y travailler. Bilan: plusieurs centaines de morts et des milliers de blessés et de déplacés sans parler des disparus et des personnes torturées.
Pour autant, cet embargo n’a pas empêché Harare de continuer à extraire des gemmes et à octroyer des licences aux compagnies minières étrangères. Selon les estimations les plus fréquentes, le Zimbabwe aurait constitué un stock de 2 milliards de dollars (1,378 milliard d'euros) en diamants. Un magot qui attise les convoitises et fait saliver tout ce que le monde des lapidaires et des grands bijoutiers compte comme aventuriers et intermédiaires.

Levée de boucliers

L’affaire a connu un rebondissement majeur en janvier 2011 lorsque le Congolais Mathieu Yamba, président en titre du Processus de Kimberley, a annoncé que le bannissement du Zimbabwe était levé, ce dernier n’ayant plus rien à se reprocher en matière de respect des droits des mineurs dans la région de Marange. Coup de sang immédiat des Etats-Unis, de l’Union européenne mais aussi de l’Australie et d’Israël qui ont dénoncé une décision «unilatérale» alors que le consensus à 100% est l’une des règles de fonctionnement du Processus de Kimberley. Pour Elly Harrowell, responsable du suivi du commerce des diamants auprès de l’ONG Global Witness, cette décision de Yamba «est pour le moins étonnante au regard de la réalité de la situation» autour des mines de Marange.
Bien décidés à empêcher Mugabe de profiter d’une manne inespérée, les Etats-Unis ont mis en garde tout acheteur de diamant zimbabwéen et ont annoncé qu’ils publieraient la liste de tous ceux qui ne respecteraient pas cette mise en garde. De son côté, l’Union européenne appelle à une réunion d’urgence des membres du Processus de Kimberley dont il faut préciser que la présidence est tournante. Quant au Conseil mondial du diamant, il déconseille fortement à ses membres d’acquérir des diamants du Zimbabwe.

Lobbying sud-africain

Mais c’était sans compter sans l’Afrique du Sud dont la ministre des Mines, Susan Shabangu, vient de déclarer à Dubaï, en marge de la conférence de la Fédération mondiale des Bourses de diamants, que «l’embargo est injuste» et qu’il pénalise le Zimbabwe. Et d’estimer que rien ne s’oppose à la commercialisation des gemmes de Marange. Voilà plusieurs mois que Pretoria fait discrètement pression pour que le régime de Harare puisse commercialiser ses diamants et obtenir des devises fortes dont il a cruellement besoin. Cela éviterait une plus forte déstabilisation du Zimbabwe et réduirait la pression migratoire à destination de l’Afrique du Sud.
Susan Shabangu a beau jeu de feindre l’étonnement vis-à-vis de la position de l’Europe et des Etats-Unis, lesquels pourraient être mus par d’autres considérations. Interrogé à ce sujet par SlateAfrique, un négociant basé à Anvers explique que les motivations des partisans de l’embargo ne sont pas uniquement liées à des questions de droits de l’Homme:
«Si Mugabe vend tout son stock d’un seul coup, les cours peuvent s’effondrer. Le retour du diamant du Zimbabwe sur le marché doit être progressif mais cela signifie que les Etats-Unis et l’Europe doivent négocier un compromis.»
Mais Robert Mugabe a d’autres alliés que l’Afrique du Sud. Sur les cinq compagnies minières étrangères qui exploitent les gisements de Marange, deux sont chinoises et ne cachent pas leur exaspération. L’une d’elles, le groupe Anjin, qui détient la plus grosse partie du stock constitué, piaffe d’impatience pour pouvoir exporter ses pierres. Pour l’heure, elle s’abstient de violer l’embargo mais la décision, même contestée, de Mathieu Yamba lui offre la possibilité légale d’effectuer ses premières ventes. En attendant, le régime de Mugabe est obligé d'être aux petits soins avec ces opérateurs. Contrairement à d’autres mines où Mugabe a décidé d’imposer une nationalisation plus ou moins totale d’ici six mois, les gisements de diamants détenus par des compagnies étrangères ne sont pas concernés par cette législation. Du moins, pour le moment…

Akram Belkaïd
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mercredi

Tunisie, le péril islamiste

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Tunisie, le péril islamiste

15 avril 2011

Si les Tunisiens veulent réussir leur transition démocratique, ils ne doivent pas reproduire les erreurs des Algériens en leur temps.

Tunis El-Minar University, by gallagher.michaelsean via Flickr CC
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Ne dites surtout pas aux Algériens que les Tunisiens sont le premier peuple du Maghreb à avoir fait sa révolution postindépendance. Irrités, ils vous répondront que leur pays a déjà connu un printemps démocratique et qu’ils ont déjà vécu ce que vivent aujourd’hui leurs voisins. Il est vrai que nombre de commentateurs tunisiens sont allés vite en besogne dans leur proclamation du caractère unique de leur Révolution.

C’était oublier qu’en octobre 1988, l’Algérie s’embrasaitdans une colère unanime contre le régime de Chadli Bendjedid et du Front de libération national (FLN), alors parti unique. Injustement qualifiées d’émeutes de la faim par les médias occidentaux (lesquels n’avaient rien vu venir), les manifestations de la jeunesse algérienne se sont terminées dans le sang avec la mort de près de 600 personnes, en majorité des jeunes. Ce coup de semonce a alors obligé le pouvoir algérien à s’engager dans une ouverture démocratique sans précédent dans le monde arabe. Multipartisme, liberté d’association, ouverture duchamp médiatique jusque-là contrôlé par le régime et encouragement à la création de journaux indépendants: voilà ce que furent les ingrédients du «printemps algérien».

Et comme en Tunisie aujourd’hui, ce fut un foisonnement d’initiatives citoyennes, de débats passionnés et d’espérances. Comme en Tunisie aujourd’hui, les Algériens ont vu avec surprise la multiplication de partis politiques dont le nombre dépassa rapidement la soixantaine. Et comme en Tunisie aujourd’hui, des politologues leurs rappelèrent que le phénomène n’était pas si exceptionnel que cela, puisque l’Espagne avait vécu la même frénésie démocratique au lendemain de la mort de Franco. On sait comment s’est (mal) terminé le printemps algérien. Au final, ce dernier a débouché sur une guerre civile (1992-2000) dont les effets se font encore ressentir aujourd’hui. Est-ce à dire qu’un tel risque plane sur la révolution tunisienne? Pas si sûr, car il existe une différence de taille entre les deux expériences démocratiques.

Les Tunisiens veulent en finir avec l’ancien régime

La grande victoire des Tunisiens est d’avoir chassé Ben Ali et d’avoir abattu le système de son parti, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD). Certes, de nombreux caciques de l’ancien régime continuent de s’activer en coulisse pour sauver leurs intérêts et freiner les ardeurs réformatrices nées le 14 janvier dernier. Mais personne n’ose penser qu’une restauration est possible et, de toutes les façons, la population demeure mobilisée —notamment la jeunesse.
En Algérie, le grand drame de la transition d’après octobre 1988 fut que cette dernière a été menée par ceux-là mêmes qui avaient ordonné à l’armée et à la police de tirer sur le peuple. Un peu comme si Ben Ali ou Moubarak avaient piloté les transitions tunisienne et égyptienne… Ce n’est d’ailleurs qu’en janvier 1922, soit plus de trois ans après les événements d’octobre, que leprésident Chadli Bendjedid fut forcé de démissionner. A ce moment-là, la transition avait complètement échoué du fait de la victoire des islamistes du Front islamique du salut (FIS) auxélections législatives du 26 décembre 1991. Une victoire très vite annulée par l’armée ce qui, on s’en souvient, précipita le pays dans la violence.

Contrairement aux Tunisiens, les Algériens n’ont donc pas pu —ou pas voulu— faire tomber le régime. Aux manifestations de la jeunesse succéda une position attentiste des classes moyennes et d’une bonne partie de la société algérienne. Les promesses d’ouverture politique suffirent au bonheur des uns et des autres malgré quelques rares voix qui exigèrent la démission de Chadli et la formation d’un gouvernement d’union nationale —voire l’élection d’une Assemblée constituante.
Plus important encore, la transition fut parasitée par le régime lui-même qui encouragea la création de nombreux partis politiques croupions totalement manipulés par les services secrets, la fameuse Sécurité militaire. Par leur immaturité politique, leurs déclarations fracassantes qui entretinrent un semblant de vie politique, ces formations ont contribué à discréditer le débat démocratique dans une conjoncture marquée par les difficultés économiques et la montée en force des islamistes. A noter enfin que les responsables de la répression sanglante d’octobre 1988 ainsi que ceux qui commirent par la suite des actes de torture à l’encontre des jeunes arrêtés ne furent jamais inquiétés.

En clair, la transition démocratique algérienne était condamnée à l’avance car le ver était encore dans le fruit. Il eut peut-être fallu plus de courage et plus de sacrifices, mais la société algérienne n’était peut-être pas prête à engager le bras de fer avec un régime en place depuis l’indépendance.

Sincères ou pas, les nouvelles autorités tunisiennes ont donc raison de vouloir juger les pontes de l’ancien régime. Certes, cela peut déboucher sur des phénomènes d’épuration et de purge à grande échelle, toujours dangereux. Mais c’est l’art des hommes politiques que de savoir où placer le curseur et de trouver un compromis acceptable entre pardon et punition. En cela, le procès de Ben Ali et de son entourage est chose nécessaire. Il faut empêcher que sa clientèle ne devienne un jour un recours possible ou qu’il ne fasse l’objet d’un culte nostalgique en raison des difficultés de la transition.

La menace islamiste

Il est tout de même une ressemblance entre les transitions algérienne et tunisienne: la montée en puissance des islamistes. En octobre 1988, ces derniers n’ont fait que suivre le mouvement de protestation. C’est le cas aussi en Tunisie où la Révolution ne s’est pas faite avec des mots d’ordres religieux. Certes, Ennahda, le parti islamiste tunisien, adopte un langage bien moins guerrier et radical que l’ex-FIS algérien. Pour mémoire, ce dernier avait très vite inquiété une bonne partie de la population tout en attirant à lui tous ceux qui haïssaient le système. On devine que la chute de Ben Ali et le démantèlement du RCD auraient constitué deux revendications majeures dont se seraient emparés les membres d’Ennahda si cela ne s’était pas réalisé. En Algérie, le FIS avait su capitaliser sur le fait que le pouvoir était toujours détenu par les mêmes et que l’ouverture démocratique n’était qu’un tour de passe-passe pour assurer le statu quo. De son côté, le régime avait vite compris qu’il était de son intérêt —du moins le croyait-il— de faire du FIS son unique challenger, de façon à attirer les électeurs effrayés par le parti religieux. Un schéma auquel échappent les Tunisiens, puisque le régime Ben Ali n’est plus là.

Mais ce qui est inquiétant, c’est que les islamistes tunisiens ont tendance ces derniers jours à multiplier les manifestations de force, à l’image de la prière collective organisée avenue Bourguiba à Tunis. Le risque est grand que les provocations se poursuivent si les autorités laissent faire ou adoptent un profil bas. En clair, c’est un langage de fermeté que les autorités tunisiennes doivent tenir, car elles ne doivent pas donner l’impression que tout est permis aux militants et sympathisants d’Ennahda.

Le problème dans l’affaire, c’est que ces derniers vont bénéficier d’un avantage de poids. Les médias, qu’ils soient occidentaux ou arabes, seront toujours plus enclins à couvrir leurs activités que celles des autres partis. Ce fut le cas en Algérie où les télévisions françaises, notamment la défunte La 5 contribuèrent à renforcer l’influence du FIS et à convaincre nombre d’Algériens –—qui venaient à peine de s’équiper d’antennes paraboliques— que ce parti était omniprésent et assuré de la victoire. Dans le rapport de force qui s’installe entre les partis de gauche tunisiens —seule force capable de contrer les islamistes— et Ennahda, le jeu des médias et leur parti pris va donc être fondamental.

Aux démocrates tunisiens de trouver les moyens d’occuper l’espace médiatique et de se faire entendre. En somme, à eux de faire de la politique sans courir derrière les islamistes.

Akram Belkaïd
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Pourquoi Abidjan n'intéresse pas le Maghreb

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Pourquoi Abidjan n'intéresse pas le Maghreb

8 avril 2011

Le désintérêt du Maghreb pour l'Afrique subsaharienne cache une forme de racisme encore tabou qui persiste sur le continent.

Banderole pour le Panaf (Blida), by amekinfo via Flickr CC
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Disons les choses franchement: la crise en Côte d’Ivoiren’intéresse guère les Maghrébins. Chacun ses problèmes, semblent dire Algériens, Marocains et Tunisiens. Il est vrai que la situation en Afrique du Nord est préoccupante —ne serait-ce qu’en raison de la guerre en Libye qui, jour après jour, menace de déstabiliser toute cette partie du continent. C’est ainsi que les regards se tournent plutôt du côté de Brega ou de Misrata que vers Abidjan. Mais les événements en Libye ainsi que les évolutions politiques en Tunisie et en Egypte n’expliquent pas tout.

Rupture médiatique

En règle générale, les Maghrébins n’ont que faire de ce qui se passe au sud du Sahara. Dans le passé, les graves crises qui ont ensanglanté l’Afrique subsaharienne n’ont pas déclenché d’émotions particulières. Qu’il s’agisse du génocide rwandais, de la guerre des Grands Lacs —véritable «Guerre mondiale» africaine— des crises d’Afrique de l’Ouest (Sierra Leone, Liberia)... Tous ces événements ont été suivis de très loin, y compris par les médias maghrébins, bien plus concernés par le monde arabe mais aussi par l’Occident.

On peut certainement y voir une forme de condescendance, voire même de racisme à l’égard de l’Afrique noire. Dans leur grande majorité, et même s’ils ne cessent de se plaindre de leur sort, les Maghrébins prennent d’ailleurs toujours soin d’expliquer que leur situation est tout de même bien plus enviable que celle des subsahariens dont, en réalité, ils ignorent tout ou presque. La presse qui traite des affaires du continent en sait quelque chose. Pour assurer une bonne diffusion dans les deux zones, elle est obligée, comme c’est le cas pour Jeune Afrique et Afrique Magazine, d’avoir deux unes distinctes. Petit indice qui en dit long: en 2008, les magazines qui ont mis le portrait d’Obama en couverture ont fait un carton en Afrique noire alors que leurs ventes ont à peine frémi au Maghreb…

Un racisme encore tabou

«Ils nous envient parce que nous sommes blancs». Que de fois ai-je entendu cette phrase à propos des habitants d’Afrique noire. Et combien de fois ai-je pris un malin plaisir à rappeler à mes interlocuteurs maghrébins, confrères compris, qu’eux aussi, ne leur en déplaise, étaient des Africains. En Algérie, au Maroc ou en Tunisie, le racisme à l’égard des noirs est une réalité —et un tabou. En 1991, je consacrais l’un de mes premiers reportages aux hommes de peine maliens employés par les familles bourgeoises d’Alger. Un vrai scandale. Les choses n’ont guère évolué et il est toujours aussi difficile d’être noir et de vivre au Maghreb.

Les étudiants subsahariens qui obtiennent des bourses d’études en savent quelque chose. Bien entendu, tout le monde ne leur est pas hostile, mais entendre à longueur de journée des quolibets dans la rue, être harcelé par des gamins moqueurs et faire face à une administration pas toujours accueillante n’est pas chose facile. Il y a quelques années, un ami français m’a accompagné pour des démarches à la préfecture de Paris.
«Ce n’est pas normal qu’ils vous traitent comme ça», m’a-t-il dit à propos du service pour les étrangers.
Je lui ai alors raconté la manière dont les subsahariens sont traités à Tunis, Alger ou Rabat quand il s’agit pour eux de renouveler leur titre de séjour dans des commissariats…

La fracture qui ne date pas d'hier

Il ne faut pas se leurrer. Ce désintérêt, ce racisme qui ne dit pas son nom, ce sentiment de supériorité, tout cela vient de très loin. Sinon, comment expliquer que dans certaines régions on continue d’appeler les noirs ‘Abid, terme qui veut dire esclave? Autre exemple, dans ses mémoires, l’historien algérien Mohamed Harbi raconte comment, dans les années 1950, un militant nationaliste fut critiqué par ses pairs pour s’être marié avec une française. Et l’homme de se défendre en posant cette question:
«Qui, parmi vous, serait prêt à m’accorder la main de sa sœur?»
On l’aura compris, ce nationaliste était noir de peau, ce qui lui valait un certain ostracisme de la part de ses camarades de lutte.
On aurait pu penser que les indépendances allaient permettre de créer de nouveaux liens de solidarité entre les deux Afrique. Ce fut un peu le cas, notamment grâce aux idéologies révolutionnaires et tiers-mondistes. Dans les années 1960, Alger fut la capitale de l’Afrique et nombre d’intellectuels du continent parlent encore avec nostalgie de son Festival Panafricain de 1969.


Il n’était alors question que de fraternité, de destin commun et de solidarité. Mais ces orientations décidées par le haut n’ont guère influencé l’état d’esprit des populations. La jeunesse maghrébine n’a jamais cessé de regarder vers le Nord et personne ne l’a incitée à «descendre» vers le Sud. L’auteur de ces lignes l’avoue avec mauvaise conscience: si j’ai bien sillonné le globe, l’Afrique subsaharienne reste le parent (très) pauvre de mes voyages.

Ajoutons à cela un autre élément de discorde, le même qui a divisé les Maghrébins entre eux; il s’agit bien entendu du football. A ce sujet, Didier Drogba est peut-être l’Ivoirien le plus connu au Maghreb, loin devant les politiciens qui mènent Sahel el-‘Âdj, la Côte d’Ivoire en arabe, à sa perte. Matchs violents, bagarres, arbitres achetés, insultes par médias interposés... La geste des équipes maghrébines en Afrique subsaharienne mérite d’être racontée un jour. Les accueils chauvins à Conakry, Ibadan ou Kinshasa ont contribué à exacerber la défiance des Maghrébins à l’égard de l’Afrique subsaharienne. Ce n’est pas un hasard si l’expression «l’Afrique» (à prononcer en roulant le r) demeure teintée de mépris.

En cela réside l’échec de l’Union africaine et, avant elle, de l’Organisation de l’unité africaine. A l’exception des musiciens et de quelques artistes, le sentiment d’appartenance à une même communauté de destin n’existe pas entre le nord et le sud du continent. Voilà pourquoi la crise ivoirienne n’émeut pas grand monde au Maghreb —islamistes compris, eux qui ne cherchent même pas à la présenter comme un conflit religieux.

Si la démocratie en Afrique est déjà un long chemin ardu, celui de l’unité et de la solidarité semble encore plus tortueux.

Akram Belkaïd
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